13

 

 

Lorsque Elena fit son entrée dans la salle des banquets, Er’ril ne put que la regarder fixement. La jeune femme était une vision drapée de velours vert. Elle avait revêtu une longue robe froufroutante, dotée de plusieurs jupons et d’une traîne portée par deux fillettes en tenue assortie. Sa chevelure flamboyante était balayée sur le côté, relevée au sommet de sa tête et maintenue en place par un impalpable filet piqueté de diamants étincelants. Comme elle achevait de descendre l’escalier, des applaudissements polis s’élevèrent depuis les rangs des nobles massés des deux côtés de la pièce.

Elle fut introduite dans la salle des banquets par la reine en personne. Tratal ressemblait à un nuage de soie tissé de filaments d’or. Dans ses bras reposait un sceptre de fer rouge en forme d’éclair, aussi froid et inflexible qu’elle. Au moindre de ses gestes, des étincelles bleues dansaient sur toute la longueur de l’instrument.

Tratal traversa la salle des banquets. De part et d’autre de l’allée centrale, les tables étaient dressées avec de la vaisselle de porcelaine et de la verrerie en cristal, et parsemées de pétales de rose. Des plantes grimpantes en fleurs festonnaient les poutres du plafond. Des domestiques attendaient sur le seuil des portes avec des plateaux et des bouteilles de vin. Des odeurs de cuisine montaient depuis les foyers des niveaux inférieurs. Tous les invités retenaient leur souffle en attendant le début des festivités.

Au fond de la pièce, sur une estrade surélevée, Er’ril se tenait derrière la table principale en compagnie de Mama Freda et de Wennar. Eux aussi avaient été baignés, parfumés et vêtus de beaux atours. Pendant qu’une longue procession de courtisans défilait à la suite de Tratal et d’Elena, Er’ril tira sur sa veste grise et sa chemise de lin, toutes deux un peu trop justes pour ses larges épaules d’homme des plaines.

Tratal et Elena gravirent les trois marches qui conduisaient à l’estrade. La reine el’phe prit place sur un délicat trône d’argent garni de coussins bleu marine. Elena s’installa à sa droite, sur un siège assorti mais aux lignes plus austères – visiblement, celui du roi. Mal à l’aise, elle se dandina discrètement pour trouver une position confortable. Er’ril et les autres se trouvaient une douzaine de sièges plus loin de son côté de la table.

Comme Elena s’asseyait, son regard croisa celui d’Er’ril. La peur et l’inquiétude se lisaient dans ses yeux verts piquetés d’or, mais le guerrier y décela aussi une farouche détermination. Elena adressa un signe de tête à son homme-lige, puis reporta son attention sur la reine qui venait de prendre la parole :

— Aujourd’hui est un jour historique. (Bien que très douce, la voix de Tratal portait facilement à travers la salle des banquets.) Depuis que nous avons été bannis des rivages de notre ancien royaume, nous ne sommes plus que la moitié d’un peuple. Notre roi de jadis, le noble Belarion, nous a été enlevé. Au fil du temps, sa sagesse, ses conseils et son amour se sont dilués dans le mélange de notre sang. Certes, nous avons dépassé le besoin de nous traîner dans la boue et appris à façonner des châteaux dans le ciel, mais jamais nous n’avons oublié ce qui nous avait été dérobé, ce qui nous appartenait par le droit du sang et de l’héritage.

Elle fit signe à Elena de se lever. La jeune femme obtempéra gracieusement.

— Bien que la lignée de feu le noble Belarion se soit mêlée à celle de simples manants, le fer contenu dans le sang royal ne saurait être vaincu. Face à vous se tient le calice par lequel s’accomplira le retour de notre roi perdu. C’est de son ventre que le noble Belarion renaîtra pour être restitué à notre peuple. (Tratal saisit une flûte remplie de vin blanc.) Longue vie au roi !

Partout dans la salle des banquets, les invités levèrent leur verre et firent écho à son exclamation :

— Longue vie au roi !

Er’ril se rembrunit quand un garde posté dans son dos lui donna un coup de coude. Il prit sa flûte, la vida d’un trait et la reposa si violemment que le pied de cristal se brisa. Personne ne s’en aperçut. Tous les invités n’avaient d’yeux que pour Tratal et Elena. Seule Marne Freda posa une main apaisante sur le coude du guerrier pour lui intimer d’être patient.

Plus tôt, elle lui avait expliqué les détails du Ry’th lor. Er’ril ne pourrait lancer son défi que lorsque le fiancé d’Elena aurait été nommé – mais il devra le faire avant que celui-ci dépose un baiser sur la joue de sa promise. Faute de quoi, leur engagement serait scellé et irrévocable.

Comme le silence revenait, Tratal poursuivit son discours :

— En cette soirée glorieuse, alors que la lune argentée brille dans le ciel crépusculaire, je vais donc réunir les deux moitiés de notre peuple. Que tous ici en soient témoins : cette nuit, Elena Morin’stal épousera le fils aîné de ma sœur, le prince Typhon.

La cérémonie était bien rodée. Sur la gauche de la reine, un homme grand et mince se leva. Son visage n’exprimait ni surprise ni ravissement. Avec une expression chagrinée, presque nauséeuse, il leva un bras pour saluer la foule. On aurait dit qu’il était sur le point d’être jeté à une meute de renifleurs.

Er’ril vit la femme menue assise à sa gauche lui toucher brièvement la main. Ses yeux étaient pleins de douleur contenue. Typhon lui pressa discrètement les doigts avant de se dégager. Visiblement, le cœur du prince appartenait déjà à une autre. Mais, en l’absence des fils de la reine partis, l’un dans le Nord et l’autre dans le Sud d’Alaséa, le fardeau d’unir les deux maisons royales retombait sur ses épaules.

— J’accepte la main qui m’est offerte en mariage, dit-il sur un ton formel. Et le moment venu, j’y placerai la mienne.

La reine Tratal brandit son sceptre scintillant d’énergie.

— Qu’un baiser scelle cet engagement sous les yeux de tous les témoins. Dès que la lune atteindra le zénith, nous procéderons à la cérémonie. Et d’ici les premières lueurs de l’aube, les deux moitiés de notre peuple se réuniront sur le lit de noces.

De nouveaux vivats accueillirent cette déclaration. Le prince Typhon contourna sa chaise, passa derrière le trône de la reine et s’approcha d’Elena qui se tenait très raide face aux convives, le regard vitreux.

Mama Freda donna un coup de coude discret à Er’ril. Le moment était venu.

Dans la salle, les invités se turent, anticipant le baiser à venir. Le prince Typhon prit la main gantée d’Elena et se pencha vers elle.

Avant que ses lèvres puissent toucher la joue de la jeune femme, Er’ril tapa du poing sur la table. Les assiettes en porcelaine tressautèrent ; quelques flûtes se renversèrent. Le bruit se répercuta à travers la pièce, et tous les regards se tournèrent vers Er’ril. Même Typhon se figea, penché vers Elena, et jeta un coup d’œil à l’homme des plaines.

— Conformément aux règles du Ry’th lor, je défie cet homme pour emporter la main d’Elena Morin’stal.

Un silence de mort s’abattit sur la pièce. Le prince Typhon se redressa, abasourdi. Mais nulle confusion ne transparut dans le regard de Tratal. Malgré la douzaine de sièges qui les séparaient, Er’ril sentit le froid glacial des prunelles braquées sur lui.

— Tu n’as aucun droit d’invoquer le Ry’th lor, répliqua la souveraine, son visage changé en un masque de rage. C’est une loi el’phique qui ne s’applique pas aux manants ter’restres.

Er’ril s’attendait à cette réponse. Il avait passé toutes les éventualités en revue avec Mama Freda – et il leur avait trouvé une parade.

— Ce n’est pas à vous qu’il incombe d’accepter ou de refuser le défi. Un tel jugement est la prérogative de la promise. (Il tourna son regard vers Elena.) Vous venez de le dire vous-même : Elena Morin’stal est de lignage el’phique. Par conséquent, selon vos propres lois, elle est apte à prendre cette décision.

Elena pivota vers Tratal. La nervosité faisait briller ses yeux, mais ce fut sur un ton ferme qu’elle clama :

— J’accepte le défi pour ma main lancé par Er’ril de Standi.

Le sceptre de la reine crachait de minuscules éclairs de pouvoir. Toute couleur avait déserté ses lèvres fines. Tratal était prise au piège de ses propres coutumes, et elle le savait.

— Elena Morin’stal peut choisir d’accepter le défi, mais j’ai le droit de décider de son issue.

Er’ril jeta un coup d’œil à Mama Freda. Aussi médusée que lui, la vieille femme haussa les épaules.

— En tant que souveraine de Fort-Tempête, je décrète que ce défi ne pourra être remporté que dans le sang. Ce sera un duel à mort.

Des hoquets de stupeur montèrent de la foule. Même Er’ril fut désarçonné par ce rebondissement inattendu. Selon Mama Freda, pour remporter le Ry’th lor, il suffisait d’obtenir la reddition de l’adversaire – pas de le tuer.

— À l’époque du noble Belarion, c’était le sang qui déterminait l’issue du Ry’th lor, poursuivit Tratal avec une grimace satisfaite. Pour obtenir la main porteuse de l’héritage de notre roi perdu, il me semble adéquat d’observer la loi en vigueur de son temps. Ce duel ne prendra fin qu’à la mort d’un des combattants. (Elle se tourna vers Elena.) Accepte-tu toujours le défi lancé par Er’ril de Standi ?

Elena avait blêmi. Elle jeta un coup d’œil au prince Typhon. Celui-ci était jeune, mince et athlétique. Armé d’une épée et d’une dague, il ferait un adversaire redoutable. D’ailleurs, il ne semblait pas du tout inquiet. Les bras croisés sur la poitrine, il attendait calmement la décision de sa promise.

Seule la jeune femme assise à gauche de son siège vacant affichait la même expression paniquée qu’Elena. Toutes deux avaient peur pour leur bien-aimé.

— Acceptes-tu le défi lancé par Er’ril de Standi ? répéta la reine Tratal avec l’ébauche d’un sourire glacial.

Terrifiée, Elena pivota vers l’homme des plaines.

— Fais ton choix, exigea Tratal.

 

Tol’chuk était assis dans la cambuse du Traque-Soleil, seul à l’exception d’un n’ain qui s’affairait devant l’âtre.

Magnam était le plus petit des guerriers de Wennar ; aussi était-ce à lui qu’incombaient les menues corvées telles que préparer le dîner. Mais cela ne semblait pas le déranger. Une chanson aux lèvres, il touillait le contenu d’une marmite avec une longue cuiller de bois. Tol’chuk ne connaissait pas la langue qu’il employait, mais la tonalité basse de sa voix et la cadence lente des paroles évoquaient une perte douloureuse, un chagrin ancestral qui s’harmonisaient à la perfection avec l’état d’esprit de l’og’re.

Posé sur la table, le Cœur de son peuple projetait une lueur sourde – le simple reflet des flammes qui brûlaient dans l’âtre. Le spectre du père de Tol’chuk lui avait dit qu’il devait rapporter la sanguine à l’endroit où elle avait été extraite : au Gul’gotha. Mais à présent, ils étaient tous prisonniers dans les nuages. Comment Tol’chuk pourrait-il accomplir sa mission ?

Accroupi près de la table, absorbé par sa propre douleur, l’og’re ne prêta aucune attention à Magnam jusqu’à ce que celui-ci pose devant lui une grande écuelle pleine de ragoût, avec une cuiller en bois plantée au milieu.

— Mange, ordonna le n’ain.

— Je n’ai pas faim, marmonna poliment Tol’chuk.

Et il écarta l’assiette fumante.

Magnam soupira et s’assit face à lui.

— Tu regardes ce caillou depuis des jours. Il est temps que tu recommences à t’intéresser au monde qui t’entoure. (D’un doigt épais, il poussa l’écuelle vers Tol’chuk.) Même les rocs dans ton genre doivent se nourrir à l’occasion.

Tol’chuk ne réagit pas.

— Tu bouderas aussi bien avec le ventre plein, tu sais, plaisanta Magnam.

Tol’chuk tourna un gros œil ambré dans sa direction. Un doux sourire éclaira le visage du n’ain. Il tendit la main vers le cristal et se ravisa avant de le toucher, les doigts à quelques centimètres de la pierre.

— Je peux ?

Tol’chuk haussa les épaules. Quelle importance à présent ? Le Cœur de son peuple était mort, empoisonné par le Fléau.

Magnam saisit la sanguine et la présenta dans la lumière d’une lampe voisine. Il l’observa d’un côté, puis de l’autre. Ses yeux se plissèrent de concentration.

— Du très beau travail, commenta-t-il en baissant le cristal. L’œuvre d’un maître artisan.

De nouveau, Tol’chuk haussa les épaules.

Magnam secoua la tête et reporta son attention sur l’écuelle intacte.

— Je ne possède pas les compétences nécessaires pour tailler une pierre de cette qualité, mais je prépare un ragoût du tonnerre ! C’est la seule raison pour laquelle on m’a autorisé à rester parmi le bataillon de Wennar. Les contremaîtres de l’Innommable ne sont pas tendres envers les plus chétifs d’entre nous. Généralement, ils les donnent à bouffer aux Carnassires. Très tôt dans la vie, j’ai appris à me concentrer sur mes forces plutôt que sur mes faiblesses. Une armée ne va pas plus loin que jusqu’où le contenu de son estomac peut la porter. Si tu remplis cet estomac de bon ragoût, tu as moins de risques de finir toi-même dans une marmite.

Petit à petit, l’affabilité du n’ain tirait Tol’chuk de son apathie.

— Je te propose un marché, messire Duroc, poursuivit Magnam. Tu manges, et je te raconte une histoire de n’ains et de sanguines.

Tol’chuk lui jeta un regard las. Mais la curiosité le poussa à se saisir de l’assiette de ragoût. Il empoigna la cuiller.

— Je t’écoute.

Pour toute réponse, Magnam attendit, les yeux fixés sur la cuiller vide.

Grommelant, Tol’chuk enfourna un morceau de bœuf et un autre de pomme de terre. Il voulut parler la bouche pleine, mais le goût de la nourriture le réduisit au silence. La viande fondait sur sa langue ; la patate était cuite à point, dans une délicieuse sauce à la crème. Les yeux de l’og’re s’écarquillèrent. Subitement affamé, il prit une autre cuillerée de ragoût.

— Alors, ça te plaît, messire Duroc ? interrogea Magnam en haussant un sourcil.

— C’est très bon, admit Tol’chuk.

— Et ce sera encore meilleur demain, sourit Magnam en se radossant à sa chaise. « Deux fois bouille, deux fois plus goûtu », comme disait ma vieille maman.

Il se tut un instant, le regard perdu dans ses souvenirs lointains.

Tol’chuk continua à manger en silence.

Enfin, Magnam s’agita.

— Mais je t’ai promis une histoire, pas vrai ?

Trop occupé pour parler, Tol’chuk se contenta d’agiter sa cuiller.

Le n’ain croisa les bras sur sa poitrine.

— Sais-tu d’où vient la sanguine, à l’origine ?

La bouche pleine, Tol’chuk secoua la tête et grogna pour indiquer son ignorance.

— Eh bien, le tout premier morceau fut découvert par un n’ain, un compère du nom de Mimblewad Treedle. Il creusait dans l’arrière-pays du Gul’gotha, sur le flanc d’une montagne appelée Gy’hallmanti – ce qui, dans la langue de jadis, signifiait « pic du Cœur Chagrin ». Mimbly était vieux et la plupart des gens le considéraient comme cinglé. Non seulement les mines de Gy’hallmanti étaient à sec depuis longtemps, mais on racontait que des fantômes hantaient ses tunnels. Les derniers mineurs qui s’y étaient aventurés deux siècles auparavant n’avaient jamais reparu.

Intrigué, Tol’chuk ralentit le rythme auquel il engloutissait son ragoût.

— Mais Mimblewad répétait à qui voulait l’entendre qu’il sentait des richesses toutes fraîches dans les puits les plus profonds. Et fou ou pas, il avait l’odorat le plus affûté de tout notre peuple, à l’époque. On racontait qu’il était capable de détecter une opale enfouie sous un tas de fumier. Lune après lune, il continuait donc à jouer de la pelle et de la pioche. Les propriétaires des concessions voisines disaient qu’ils entendaient l’écho de ses coups de jour comme de nuit. Ils parlaient également d’autres bruits – des bruits bizarres. Mais chaque fois qu’on leur demandait des précisions, ils se contentaient de secouer la tête. Beaucoup d’entre eux finirent par s’en aller, abandonnant leur concession inexploitée et invendue. Au bout de dix hivers, il ne resta plus un seul n’ain dans toute la région de Gy’hallmanti, à l’exception de Mimblewad Treedle.

— Et ensuite, que se passa-t-il ? demanda Tol’chuk, oubliant momentanément son écuelle.

Magnam s’assombrit. Il secoua lentement la tête.

— Parfois, Mimblewad sortait de ses tunnels pour se ravitailler, et il traînait sa silhouette décharnée jusqu’au magasin le plus proche. Il parlait tout seul, marmonnant entre ses dents comme s’il se disputait avec quelqu’un qu’il était le seul à voir. Mais si perturbé soit-il, il redescendait toujours de sa montagne avec assez d’or et de fragments de rubis pour acheter les provisions ou l’équipement dont il avait besoin. Puis il disparaissait jusqu’à la fois suivante. Bientôt, il devint une légende au sein de notre peuple : « ce vieux fou de Mimbly ». Mais un hiver, personne ne le vit. La plupart des gens conclurent qu’il avait fini par mourir dans les tunnels hantés de Gy’hallmanti et qu’il était, lui aussi, devenu un fantôme. Ils se trompaient.

Magnam sortit une pipe de sa poche et y bourra un peu de tabac séché.

— Tu veux du rabe ?

Tol’chuk baissa les yeux vers son écuelle et fut surpris de la trouver vide.

— Non, ça va. Raconte-moi la suite.

Magnam alluma sa pipe et en mâchouilla le tuyau.

— Trois hivers plus tard, le vieux Mimbly redescendit au village d’Entrebourg, traînant une carriole derrière lui comme s’il était une mule. Personne ne reconnut ce n’ain aux cheveux blancs et au dos voûté. Sa barbe était si longue qu’il l’avait enroulée autour de sa taille, et ses yeux avaient la couleur des lumivers.

— Les lumivers ? répéta Tol’chuk.

Magnam acquiesça.

— Partout où tu trouves des sanguines, il y a des lumivers.

Tol’chuk se souvint de la Porte des Esprits de son peuple, l’arche de sanguine pure sous laquelle il était passé pour commencer son voyage, bien des lunes auparavant. Les tunnels qui conduisaient à cette porte étaient remplis de vers phosphorescents, de la même couleur que la mousse qui se forme à la surface de l’eau stagnante.

— Nul ne sait ce qui les attire, mais si un mineur commence à exploiter une veine de sanguine, tu peux être certain que deux ou trois jours plus tard, l’endroit grouillera de ces foutues bestioles. Certains affirment que c’est la pierre elle-même qui les engendre.

Tol’chuk jeta un coup d’œil au Cœur de son peuple. La première fois qu’il avait scruté ses profondeurs, le Fléau lui était apparu sous la forme ver noir, cousin des lumivers des tunnels. Pouvait-il y avoir un rapport ?

— Bref, si tu traînes trop longtemps dans les parages des lumivers, leur phosphorescence finit par imprégner tes yeux. Il paraît que ça te permet de voir non seulement dans ce monde, mais aussi dans l’au-delà.

— Le monde des esprits ?

— Non, l’avenir. Tu aperçois des bribes d’événements à venir. (Magnam agita sa pipe.) Mais peu importe. Ce qui captiva l’attention de tous les habitants d’Entrebourg, ce fut le contenu de la carriole du vieux Mimbly. Des piles de gemmes comme ils n’en avaient encore jamais vu : plus rouges que des rubis, plus étincelantes que les diamants les mieux taillés. (Du tuyau de sa pipe, le n’ain désigna le cristal posé sur la table.) C’était de la sanguine, la première qu’on ait jamais extraite.

— Comment se fait-il que personne n’en ait trouvé avant ? s’étonna Tol’chuk.

Magnam haussa les épaules.

— Je suppose que la montagne était enfin prête à s’en séparer. Les mineurs prétendent qu’on ne trouve pas une seule gemme à moins que la Terre elle-même ait décidé de vous la confier.

— Qu’a dit le vieux Mimbly ? A-t-il expliqué comment il l’avait découverte ?

— C’est justement là que le bât blesse, messire Duroc. Il avait travaillé dur pendant toutes ces années ; ses doigts n’étaient plus que des moignons. Et que fit-il après être enfin tombé sur le trésor d’entre les trésors ? Il passa la pelle à gauche. (Magnam eut un petit gloussement triste et secoua la tête.) Le soir même, il s’éteignit dans son lit à Entrebourg.

La déception étreignit le cœur de Tol’chuk.

— Il mourut ?

— Dans son sommeil. Roulé en boule comme un bébé. (Le n’ain soupira.) Le destin est parfois cruel. Du moins le vieux Mimbly avait-il prouvé qu’il n’était pas fou. Son nez avait bel et bien senti des richesses incommensurables, que ses doigts avaient fini par extraire. Ce fut lui qui baptisa cette nouvelle pierre. À son arrivée au village, il refusa de laisser quiconque approcher sa carriole. Il disait qu’elle contenait le sang des montagnes, issu du cœur même de la Terre. D’où le nom de sanguine.

— Le sang de la Terre…

— C’est ce qu’il disait, mais il était passablement dérangé après toutes ces années de solitude : il parlait à des gens invisibles ; parfois même, il leur criait dessus ou il essayait de les frapper. Il affirmait que la pierre était un cadeau de la Terre pour notre peuple, la seule chose qui pouvait nous sauver des ténèbres à venir. Il fallait la cacher et la protéger coûte que coûte. Bien entendu, cela faisait rire tout le monde. Les divagations de ce vieux fou de Mimbly… (Magnam souffla un anneau de fumée parfait et scruta Tol’chuk d’un œil.) Mais peut-être n’était-il pas aussi cinglé que nous le croyions.

Il se leva d’un bond.

— Je ferais mieux de retourner à ma popote, marmonna-t-il.

— Attends ! protesta Tol’chuk. Que voulais-tu dire par « peut-être n’était-il pas aussi cinglé que nous le croyions » ?

Du menton, Magnam désigna la sanguine posée sur la table.

— Elle t’a guidée jusqu’ici, pas vrai ? Après la mort de Mimbly, sa cargaison fut pillée et éparpillée aux quatre coins du royaume. Elle servit à façonner des milliers d’objets. Une gemme d’une telle beauté ne pouvait tout simplement pas rester cachée. Pendant des siècles, d’autres mineurs cherchèrent la veine du vieux Mimbly. Mais il avait dû l’épuiser entièrement. On ne trouva jamais d’autre sanguine à Gy’hallmanti – pas le plus petit bout. Parfois, un fragment faisait surface ici ou là, mais plus jamais nous n’en découvrîmes une telle quantité.

Le sang de la Terre…

Tol’chuk se souvint du secret de sa tribu : une immense arche de sanguine dissimulée dans les entrailles de ses montagnes natales. C’était elle qui avait lancé l’og’re dans sa quête. Néanmoins, selon le spectre de son père, le Cœur de leur peuple ne provenait pas de cette arche mais du Gul’gotha – des contrées dans lesquelles il se trouvait à présent.

Lentement, Tol’chuk comprit.

— Vous n’avez plus jamais trouvé de morceaux d’une taille significative ? chuchota-t-il.

Magnam secoua la tête et se dirigea vers l’âtre.

— Non. C’est pour ça que la sanguine est si précieuse.

Choqué, Tol’chuk tendit la main et s’empara du cristal. Si Magnam disait vrai, le Cœur de son peuple ne pouvait provenir que d’un seul endroit : la concession du vieux Mimbly ! Il tenait l’une des pierres que le n’ain avait extraites. Il la serra entre ses doigts griffus, tentant de percevoir son âge. Son père lui avait donné pour mission de rapporter la sanguine à l’endroit où elle avait été arrachée à la terre. Maintenant, il avait une destination précise.

Tol’chuk leva les yeux vers Magnam.

— Que peux-tu me dire d’autre sur la montagne de Gy’hallmanti ? On n’y a plus jamais rien découvert ?

Le n’ain, qui avait recommencé à touiller le contenu de sa marmite, fronça les sourcils.

— Je n’ai pas dit ça. Après la mort du vieux Mimbly, nombreux furent les mineurs qui tentèrent leur chance dans ses tunnels. Ils en ressortirent tous bredouilles. Mais voici cinq siècles, une nouvelle veine fut découverte à Gy’hallmanti.

— Encore de la sanguine ? avança Tol’chuk.

Une grimace peinée tordit le visage de Magnam.

— Non. Mais comme la sanguine, c’était une pierre à nulle autre pareille. Une pierre que le monde n’avait encore jamais contemplée.

— Laquelle ? interrogea Tol’chuk sur un ton pressant.

Magnam reporta son attention sur son ragoût, et ce fut dans un murmure qu’il répondit :

— L’éb’ène. Les mineurs finirent par découvrir l’éb’ène – qu’ils soient tous maudits !

Le sang de Tol’chuk se glaça dans ses veines. Son esprit lutta pour assembler les fragments de l’histoire. La sanguine et l’éb’ène étaient toutes deux issues de la même mine. Qu’est-ce que ça signifiait ?

La gorge serrée, Magnam poursuivit :

— Cela mit à part, les tunnels de Gy’hallmanti n’ont jamais produit qu’une seule chose.

— Laquelle ? répéta Tol’chuk, les doigts crispés sur le Cœur de son peuple, car il avait peur de la réponse.

— L’Innommable. Ce fut des entrailles de Gy’hallmanti que la Bête Noire du Gul’gotha émergea pour dévaster ces terres.

 

Elena regardait Er’ril. L’homme des plaines portait une veste de soie grise sur une chemise d’une blancheur éclatante. Ses cheveux noir corbeau étaient peignés en arrière et attachés dans sa nuque. Comment pouvait-elle lui demander de risquer sa vie pour prétendre à sa main, surtout lorsque les probabilités étaient à ce point contre lui ?

Le prince Typhon était jeune et robuste ; de plus, il aurait droit à une épée et à une dague tandis que son adversaire se battrait à mains nues. Er’ril n’avait aucun espoir de l’emporter. En acceptant son défi, Elena le condamnerait à une mort quasi certaine. Mais si elle rejetait sa demande, elle serait mariée au prince Typhon cette nuit même et l’avenir d’Alaséa mourrait dans son lit de noces.

— Fais ton choix, Elena, insista la reine Tratal.

Elena refusa de se détourner d’Er’ril. Elle soutint le regard du guerrier. Er’ril fixa sur elle ses yeux gris et durs avant de hocher imperceptiblement la tête. Son visage ne trahissait nulle peur, nulle hésitation. Son regard affirmait qu’il remporterait le duel. Ragaillardie par cette assurance, Elena redressa les épaules. Elle essuya ses yeux pleins de larmes et pivota enfin vers la reine Tratal.

Les poings serrés, elle lança sur un ton tranchant :

— Si le sang coule ce soir, ce sera votre faute, reine Tratal. Par vos actions, vous venez de condamner votre neveu à mort. Mon homme-lige ne faillira pas à ses devoirs envers moi.

— Donc, tu acceptes le défi du Ry’th lor ? aboya Tratal, furieuse.

À la colère de la reine, Elena opposa la sienne qui n’était pas moins grande.

— Vous ne nous laissez pas d’autre choix que de commettre un assassinat pour retrouver notre liberté. Je ne vous le pardonnerai jamais. Je vous laisse encore une chance de revenir sur votre décision. Renoncez à ce mariage forcé et nous nous séparerons en amies et alliées. Obstinez-vous à poursuivre sur cette voie et le sang du prince Typhon souillera le plancher de cette salle.

À gauche de la reine, une jeune femme el’phe très mince se leva en vacillant. Ses yeux pleins de larmes étaient fixés sur le prince.

— Je vous en supplie, reine Tratal… Écoutez la sor’cière.

D’un geste impérieux, Typhon lui désigna son siège et siffla :

— Rassieds-toi. Tu me fais honte, Mela.

Mais la jeune femme refusa de se laisser impressionner. De ses doigts frêles, elle saisit la manche de Tratal.

— Je l’aime, ma reine. Je renoncerais à lui de mon plein gré pour le bien du royaume mais… pas pour qu’il se fasse tuer. Je ne pourrais pas vivre avec ça.

La reine Tratal se dégagea brusquement.

— Sors d’ici ! aboya-t-elle. (Elle fit signe à un garde.) Ramenez la princesse Mela dans sa chambre. Elle semble indisposée.

— Non ! gémit la jeune femme.

Mais deux gardes l’encadrèrent et lui prirent les bras. Elle s’affaissa dans leur étreinte en pleurant. Impassibles, les gardes entraînèrent la princesse éplorée dans le couloir.

Elena remarqua l’expression peinée de Typhon. Quand Mela avait éclaté en sanglots, il avait fait un pas dans sa direction, mais un regard sévère de la reine l’avait cloué sur place.

Tratal brandit son sceptre en forme d’éclair.

— Le défi du Ry’th lor a été accepté, annonça-t-elle. Faites place aux prétendants à la main d’Elena Morin’stal.

Très vite, les tables et les chaises furent poussées sur le coté pour dégager un espace au pied de l’estrade. À présent les invités étaient tous debout, formant un large demi-cercle face aux deux trônes. Même les domestiques se massaient dans les coins de la pièce ou grimpaient sur des chaises pour mieux observer le duel imminent.

Elena se tourna vers Er’ril, auquel les gardes venaient de prendre son épée.

La reine Tratal haussa la voix :

— Le prétendant doit affronter le fiancé sans autre arme ni armure que les vêtements qu’il porte sur son dos.

Les jambes d’Elena mollirent. Er’ril n’avait même pas droit à une veste de cuir pour se protéger : juste à ses beaux atours de lin et de soie. Pourtant, l’homme des plaines ne semblait guère ébranlé. Sans un mot, il contourna la table royale et sauta au bas de l’estrade.

La reine el’phe leva son bras gauche.

— Le fiancé a droit aux armes traditionnelles pour défendre la main de sa promise. Épée et dague !

Le prince Typhon portait déjà les deux à la taille. Il descendit de l’estrade du côté opposé à Er’ril. Après s’être débarrassé de sa veste d’un haussement d’épaules, il dégaina son épée et, de la pointe de sa lame fine, dessina un motif meurtrier dans les airs devant lui – pour s’entraîner et chauffer ses muscles. Son mouvement fut si rapide que les contours de son arme devinrent flous. Des applaudissements polis saluèrent cette démonstration.

Er’ril avait observé le prince sans que son visage trahisse la moindre émotion.

La reine Tratal tourna légèrement la tête vers Elena. Dans un murmure destiné aux seules oreilles de la jeune femme, elle dit :

— Mon cœur n’est pas glacé au point de te refuser une dernière chance, Elena. Renonce à ce défi et Er’ril sera épargné.

Elena voulait désespérément accepter l’offre de la reine. Quel espoir de victoire pour de la chair nue confrontée à de l’acier tranchant ?

Comme s’il avait perçu sa défaillance, Er’ril pivota et leva les yeux vers elle. Ses prunelles brillaient de fierté et de détermination. À travers les contrées d’Alaséa et pendant toute la guerre des Îles, il avait été son protecteur et son champion. Depuis, les événements l’avaient relégué à l’arrière-plan, et Elena sentait bien que son nouveau rôle ne le satisfaisait pas. Mais, à présent, il était redevenu l’ancien Er’ril celui qui l’avait accompagnée durant son long périple. Même si elle craignait pour sa vie, Elena ne pouvait pas le priver de ce combat.

— Je ne renonce pas, chuchota-t-elle à la reine. Et je pleurerai la mort de votre parent.

Le seul indice de la colère de Tratal fut la décharge d’énergie qui parcourut son sceptre métallique.

— Qu’il en soit ainsi ! (Elle leva ses deux bras.) Et maintenant, la force des cœurs va déterminer quelle main prendra celle d’Elena cette nuit. Que les combattants se préparent !

Le prince Typhon se remit à faire des moulinets – mais en se déplaçant, cette fois. Il pivota et tourbillonna, tissant un nuage d’acier mortel autour de lui. De nouveaux applaudissements saluèrent sa performance.

Er’ril l’observa un moment, les yeux plissés comme pour mieux jauger son adversaire. Puis il ôta sa veste de soie grise et, lentement, déboutonna sa chemise de lin blanche. Torse nu, il roula des épaules et remua la tête pour chasser les crampes de son cou. Enfin, il enroula sa veste autour de son avant-bras gauche avant de tordre sa chemise pour en faire une sorte de fouet. Ainsi préparé, il demeura calmement immobile face au prince Typhon.

Celui-ci s’inclina devant son public, puis se tourna vers sa reine.

Un long silence tendu s’étira dans la pièce. Enfin, la reine Tratal baissa son sceptre.

— Que le duel commence !

 

Er’ril attendit que son adversaire vienne à lui.

Tout autour de la salle des banquets, la foule poussait des vivats, et des pièces changeaient de main au gré des paris. Le guerrier se força à ignorer le brouhaha ambiant pour concentrer toute son attention sur le prince Typhon. L’el’phe s’avança sur le plancher de pin poli avec assurance et détermination, la pointe de son épée braquée sur le cœur. Sa larme ne tremblait pas.

— Ta mort sera rapide, promit-il en se dirigeant vers l’homme des plaines. Je ne te voue aucune animosité.

Er’ril ne répondit pas. Sa seule réaction fut de plisser les yeux. Il étudia les mouvements de son adversaire : la façon dont la pointe de son épée s’abaissait légèrement quand il conduisait de la jambe gauche, celle dont il se laissait facilement distraire par la foule – chaque fois qu’un convive criait son nom, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter un bref coup d’œil. Typhon ne s’était probablement jamais trouvé parmi le chaos et les hurlements d’un véritable champ de bataille. Son peuple menait une existence tellement isolée qu’il n’avait sans doute même jamais tué un homme.

On ne pouvait pas en dire autant d’Er’ril. L’homme des plaines avait pataugé dans la boue et le sang de maints massacres. Il avait vu des amis mourir à ses côtés tandis qu’il se démenait avec son épée ou sa hache. Ses victimes étaient trop nombreuses pour qu’il les compte. Un instant, il éprouva un élan de pitié pour son jeune adversaire. Même s’il ne disposait d’aucune arme tranchante, il savait que le combat n’était pas inégal – et que l’inexpérience de l’el’phe causerait sa perte.

Arrivé à deux pas d’Er’ril. Typhon s’immobilisa, son épée tendue devant lui.

— J’honorerai ta mémoire.

La main de l’homme des plaines se crispa sur sa chemise de lin. Typhon prit une profonde inspiration pour se préparer. Mais sans qu’il s’en rende compte, le duel avait déjà commencé.

D’un geste vif, Er’ril fit claquer son fouet improvisé à la figure du prince. Surpris, celui-ci eut un mouvement de recul.

Er’ril en profita pour bondir. De son avant-bras gauche enveloppé de soie grise, il dévia la lame du jeune homme et plongea dans l’espace qu’il venait de dégager. Au passage, ses doigts habiles délestèrent Typhon de la dague qu’il portait à la ceinture. Il se retrouva dans le dos du prince avant que celui-ci ait pu pivoter, et la pointe de l’épée el’phique ne zébra que le vide.

À un pas de son adversaire, Er’ril fit tournoyer la dague dans sa main pour en tester le poids et l’équilibre. Typhon écarquilla les yeux en comprenant ce qui venait de se passer. Une lueur d’inquiétude se fit jour dans son regard – mais pas de peur. Il était encore trop novice pour identifier une situation réellement dangereuse.

Autour des deux adversaires, la foule impressionnée fit silence. Du coin de Er’ril aperçut Elena toujours debout à côté de la reine el’phe. Quand les deux femmes se tenaient de la sorte, la ressemblance était évidente : les pommettes hautes, le long cou gracieux, les yeux brillant comme de la glace au soleil… Un poing pressé sur sa gorge, Elena soutint le regard d’Er’ril avec inquiétude.

Le guerrier n’eut pas le temps de la rassurer. Avec un sifflement, le prince Typhon se jeta sur lui. Ce fut tout juste si Er’ril parvint à parer son épée avec la dague qu’il venait de lui dérober. À présent, l’el’phe se mouvait à une vitesse surnaturelle, mobilisant l’énergie élémentale qui coulait dans ses veines. Sa lame bougeait trop vite pour que l’œil humain puisse la suivre.

Mû par son seul instinct, Er’ril se rejeta en arrière.

L’attaque se poursuivit sans qu’il trouve une occasion de riposter. Malgré son manque d’expérience pratique, le prince Typhon était un bretteur doué. Sa garde ne présentait aucune faille dans laquelle l’homme des plaines aurait pu glisser sa dague. Alors, Er’ril se contenta d’attendre en esquivant. Pour avoir fréquenté Méric, il savait que cette vitesse artificielle sapait les forces de son adversaire, qui ne pourrait pas la maintenir longtemps.

Néanmoins, lui aussi se fatiguait. L’épée de Typhon pénétra sa garde, l’obligeant à bloquer un coup potentiellement fatal avec son avant-bras. La lame el’phique traversa facilement les quelques épaisseurs de soie grise et mordit profondément dans la chair d’Er’ril. Du sang chaud imbiba aussitôt le tissu déchiré et se mit à goutter sur le sol.

Er’ril grimaça, de frustration plutôt que de douleur. Ce garçon ne ralentirait-il jamais ?

Autour d’eux, la foule recommença à s’agiter et à crier. Aiguillonné par ses vivats et par la vue du bras ensanglanté de son adversaire, Typhon redoubla de férocité – prouvant une fois de plus son manque d’expérience. Oubliant son art, il se jeta sur le tigre blessé pour l’achever avec de grands moulinets dépourvus de finesse.

Er’ril se plia en deux pour passer sous sa lame et plongea en avant. Son épaule heurta le genou du prince. Tous deux s’écroulèrent. Er’ril doutait que Typhon ait beaucoup pratiqué la lutte au corps à corps. Mais le prince n’avait pas lâché son épée ; il la brandit avec un rugissement et tenta de l’abattre sur l’homme des plaines.

Celui-ci n’était déjà plus là.

Er’ril avait roulé sur lui-même pour esquiver. Dès qu’il entendit la lame adverse frapper les lattes de pin derrière lui, il roula dans l’autre sens pour l’immobiliser sous son poids. Sa dague plaquée contre sa poitrine cloua l’épée du prince au sol.

Typhon tenta de dégager son arme. L’acier hurla. Er’ril savait qu’il ne disposait que d’un instant. Repliant son bras gauche blessé, il donna un coup de coude dans le nez du prince. Du cartilage craqua. Son adversaire poussa un cri.

Puis Er’ril abattit son coude sur les doigts du prince, les écrasant sur la poignée de son épée. L’arme tomba à terre quand Typhon la lâcha et, portant les mains à sa figure, roula sur lui-même pour tenter de s’échapper.

Er’ril le poursuivit, non sans avoir d’abord expédié l’épée au loin avec le bout de sa botte. Avant que le prince puisse se mettre sur ses genoux, l’homme des plaines lui sauta sur le dos et le plaqua de nouveau sur le plancher, lui coupant le souffle. Désarmé, cloué à terre par le poids de son adversaire, Typhon se mit à pleurer. Il sentait que sa fin était proche.

Er’ril l’empoigna par les cheveux et lui tira la tête en arrière, afin que la reine Tratal puisse voir sa gorge découverte depuis l’estrade. Il appliqua le tranchant de sa dague sur le cou du prince vaincu. Son propre sang dégoulinait le long de son bras blessé, souillant les cheveux blond argenté de Typhon.

Le silence s’était fait dans la salle des banquets. Chacun retenait son souffle en attendant la suite. Er’ril se tourna vers les occupants de la table royale et regarda durement la reine.

— J’ai vaincu le fiancé d’Elena en combat à la loyale. J’ai fait saigner votre champion. À présent, acceptez-vous de me laisser Elena ou dois-je mettre votre parent à mort ? Faut-il que ce jeune homme périsse pour satisfaire votre orgueil ?

La reine Tratal brandissait toujours son sceptre crépitant d’énergie. Ses yeux étaient de glace, son expression indéchiffrable.

À son tour, Elena prit la parole :

— Selon vos propres lois, Er’ril a remporté ce duel. Je vous en prie, relevez-le de l’obligation de tuer le prince Typhon. Je vois bien que le cœur de votre neveu est déjà pris par la princesse Mela. N’ajoutez pas le chagrin au chagrin.

Les étincelles moururent l’une après l’autre le long du sceptre royal.

— Je ne peux pas perdre la lignée du noble Belarion.

— Vous ne la perdrez pas. Votre roi de jadis vit toujours en mon frère et en moi, et il se perpétuera à travers nos descendants. Si vous consentez à épargner le prince, je vous fais la promesse solennelle qu’un jour, nos deux lignées seront réunies. Un jour, les deux maisons royales el’phiques ne feront plus qu’une. (Elena toucha le bras de la reine.) Mais pas maintenant. Pas ce soir.

Tratal baissa son sceptre, dont le fer rouge était redevenu terne. Elle baissa les yeux vers Er’ril.

— Conformément à la loi el’phique, je déclare le rituel du Ry’th lor achevé. Er’ril de Standi en est le vainqueur. La main d’Elena Morin’stal lui appartient désormais et leur union est scellée par le sang du fiancé vaincu.

Satisfait, Er’ril inclina la tête. Puis il libéra le prince Typhon, se redressa et aida le jeune homme à en faire autant.

— Vous vous êtes bien battu, lui chuchota-t-il à l’oreille.

Le prince Typhon se frotta le cou à l’endroit où la dague avait appuyé et où sa vie n’avait tenu qu’à un fil. Jetant sa dague au loin, Er’ril tendit la main à l’el’phe. Celui-ci la regarda fixement sans réagir.

Par le passé, Er’ril avait vu beaucoup de vaincus incapables d’accepter la magnanimité de leur vainqueur – leur colère et leur orgueil blessé les en empêchaient. Mais lentement, Typhon leva sa main valide et prit celle de l’homme des plaines. Il la serra en s’inclinant.

— Il semble que j’ai encore beaucoup à apprendre, dit-il humblement.

— Comme tout un chacun, grimaça Er’ril.

Typhon lâcha sa main et s’écarta. Er’ril se dirigea vers l’estrade. Il restait encore un point crucial à régler.

— Puisqu’Elena n’est plus promise à un membre de votre famille, je vous demande de nous laisser renoncer à ce mariage et de nous donner l’accès au Gul’gotha, que nous survolons actuellement.

La reine Tratal le regarda, perplexe.

— Tu n’as pas dû bien comprendre le rituel du Ry’th lor. Tu as lance un défi. Elena l’a accepté. Tu as remporté le duel. Comme je le disais à l’instant, votre union est scellée par le sang du fiancé vaincu. Elle ne peut plus être brisée.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit Elena, tout aussi abasourdie qu’Er’ril.

Le regard de Tratal fit la navette entre eux. Puis la reine s’assit lentement et secoua la tête.

— Aux yeux des el’phes, vous êtes déjà mariés. La cérémonie vient de s’achever.

Choquée, Elena se tourna vers Er’ril.

Typhon donna une tape amicale sur l’épaule de l’homme des plaines.

— Félicitations.

 

Peu avant l’aube, Elena se tenait debout sur le balcon qui surplombait la cité de Fort-Tempête. Elle portait encore sa chemise de nuit, mais le sommeil la fuyait.

Après le duel entre Er’ril et le prince Typhon, les domestiques avaient rapidement nettoyé le sang qui maculait le plancher de la salle des banquets, et les festivités avaient pu commencer pour de bon. D’innombrables plats avaient défilé sur les tables : soupes épaisses aux lentilles et à l’oignon, ailes de caille rôties accompagnées d’une sauce gélatineuse à l’orange, canards fumés aux épices qui brûlaient la langue, salades de pétales de fleurs, pains à la cannelle ou aux raisins secs, fruits de toutes les variétés sculptés selon des formes enchanteresses, et enfin, chocolats à l’arôme velouté relevé par quelques gouttes de porto.

Aux yeux d’Elena, tout le banquet s’était déroulé dans une brume épaisse. Des domestiques avaient conduit les duellistes blessés aux guérisseurs du château. Depuis, la jeune femme n’avait pas revu Er’ril. Tout le monde lui avait assuré qu’elle n’avait pas lieu de s’inquiéter, que les guérisseurs el’phes étaient les meilleurs du monde.

Mais sa seule consolation, c’était que Mama Freda avait accompagné l’homme des plaines. Elena avait confiance en son talent. Quand les tables avaient été débarrassées et que les invités s’étaient mis à danser au son des ballades langoureuses jouées par les ménestrels installés sur le balcon, la vieille femme était revenue et avait annoncé à Elena qu’Er’ril allait bien.

— Le sang de dragon ne tardera pas à faire disparaître cette petite égratignure sur son bras.

Puis elle était retournée au chevet de l’homme des plaines, promettant à Elena que Tikal et elle veilleraient sur lui jusqu’au matin.

À la fin de la soirée, la reine Tratal avait entraîné Elena dans le couloir. Elle n’avait pas prononcé plus de deux mots pendant les festivités, se contentant de pousser sa nourriture dans son assiette et de répondre d’un signe de tête aux courtisans qui tentaient d’engager la conversation avec elle. Mais, une fois sortie de la salle des banquets, elle avait arrêté Elena.

— Je veillerai à ce que tu tiennes parole, Elena Morin’stal. Un jour, nos deux maisons seront réunies.

— Vous avez déjà attendu d’innombrables générations, avait répliqué la jeune femme. Que sont vingt ou cinquante hivers de plus ?

La reine Tratal l’avait regardée sans répondre.

Elena n’avait pas détourné les yeux.

— Je tiendrai parole. Un jour viendra où nos deux maisons ne feront plus qu’une, j’en suis certaine. Mais ce résultat ne devra pas être obtenu par la force. Seule une union consentie par amour pourra réunir les lignées royales.

Alors, la reine avait soupiré et son masque de glace avait momentanément fondu. Sa voix s’était adoucie :

— L’amour… C’est facile d’en parler à ton âge. Mais connais-tu seulement ton propre cœur, Elena ?

Sur ces paroles énigmatiques, Tratal s’était éloignée, laissant Elena seule avec ses gardes. L’ascension jusqu’à sa suite avait été longue et, arrivée en haut de la tour, la jeune femme n’avait pas réussi à trouver le sommeil.

Elle ne cessait de repenser aux paroles de la reine. Désormais, elle était mariée à Er’ril. Et elle ne savait pas ce que ça lui inspirait. D’un côté, elle se rendait compte que ce n’était qu’une cérémonie qui, une fois loin de la citadelle el’phique, ne signifierait plus rien. Mais une partie d’elle voulait que ça signifie quelque chose.

Elle se souvenait de la fois où Er’ril et elles avaient dansé ensemble, à Val’loa. Jamais elle ne s’était sentie plus en sécurité que dans ses bras. En même temps, elle ne voulait pas que sa main soit gagnée à la pointe d’une épée, fut-ce par Er’ril. Il restait trop de non-dits entre eux. Jusqu’à ce qu’ils aient pu parler de leurs sentiments véritables, Elena ne se sentirait pas mariée à l’homme des plaines. Elle n’avait pas besoin de roses, d’une bague ou d’une grande robe de soie brodée de perles – juste d’un moment de tranquillité avec Er’ril, un moment où ils pourraient enfin briser le lourd silence qui pesait entre eux.

Pourtant, l’idée de ce face-à-face la terrifiait jusqu’au tréfonds de son être.

La reine Tratal avait raison. Elena n’était pas prête à affronter secrets de son propre cœur. Pas maintenant, pas encore. En elle, la femme et la sor’cière se tenaient en équilibre précaire sur le tranchant d’un couteau. Elle avait besoin de toute sa force d’âme pour se définir face aux pouvoirs qui tempêtaient dans ses veines.

Elena leva les mains vers les étoiles. En ce moment même, la magie chantait dans son sang, un chœur d’énergies sauvages qui menaçaient de la submerger. Comme la cité de Fort-Tempête, elle se tenait au centre d’un ouragan, dans l’œil d’un cyclone. Ici, personne ne pouvait la protéger. Sa seule défense contre ces forces brutales était sa propre détermination.

Alors, comment pourrait-elle partager son cœur avec quelqu’un ? S’ouvrir à lui complètement ? C’était un chemin trop risqué. Elle ne pouvait pas s’y engager – pas même pour Er’ril.

Elena baissa les bras et s’appuya sur la balustrade. Très loin en contrebas, Fort-Tempête était un semis de lumières minuscules : maisons, échoppes, rues étroites. Au-dessus de sa tête, des étoiles piquetaient le ciel calme et paisible, aveugle à la tempête qui faisait rage par-delà les murs de la cité. Mais depuis son perchoir au sommet de la tour royale, la jeune femme voyait les éclairs illuminer les nuages noirs bouillonnants – une source d’énergie inimaginable. Il y avait là assez de pouvoir pour faire flotter une cité dans le ciel… ou pour la détruire. La vie et la mort étaient une simple question d’équilibre ; Elena ne le savait que trop bien.

Sur sa gauche, le tonnerre s’amplifiait, rugissant avec la voix d’un titan. Une brusque rafale agita l’ourlet de sa chemise de nuit. Elena frissonna. Soudain, elle avait froid. Elle s’enveloppa de ses bras et battit en retraite vers la tiédeur de sa chambre.

Sur le seuil du balcon, elle pivota une dernière fois vers la tempête. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque.

Quelque chose clochait.

Sur sa gauche, une énorme boule de feu jaillit du ventre noir des nuages et fusa très haut dans le ciel, tel un météore regagnant le firmament. Arrivée à son zénith, elle commença à redescendre… droit vers Fort-Tempête.

Laissant derrière elle une traînée de flammes, la pierre ardente s’abattit sur la cité. Son impact étouffé parut insignifiant comparé au grondement du tonnerre, mais la dévastation qu’elle provoqua n’eut rien d’insignifiant, elle. La boule de feu traversa Fort-Tempête de part en part, incendiant tout ce qui l’entourait. Elena vit un bâtiment de trois étages basculer dans le trou aux bords déchiquetés.

Au loin, des centaines de gongs donnèrent l’alarme dans l’enceinte de la cité. Une multitude d’autres lampes s’allumèrent dans l’obscurité comme les habitants de Fort-Tempête se réveillaient en sursaut.

Elena entendit un nouveau rugissement funeste. Elle leva les yeux juste à temps pour voir la tempête cracher une seconde boule de feu – puis une troisième, et une quatrième. Depuis toutes les directions, des projectiles incendiaires filaient à travers le ciel nocturne.

La porte de la suite s’ouvrit à la volée. Wennar et deux gardes el’phes firent irruption dans la pièce.

— Fort-Tempête est attaqué ! s’exclama le n’ain. Venez ! Il faut gagner les navires !

Elena le rejoignit très vite.

— Où sont les autres ?

— Ne vous en faites pas, on est allé les chercher. Dépêchez-vous, maîtresse.

— Que se passe-t-il ?

Wennar secoua la tête.

— Nous n’avons pas de temps à perdre !

Par-dessus son épaule, Elena jeta un coup d’œil vers le balcon dont la porte-fenêtre était restée ouverte. De plus en plus de traînées flamboyantes zébraient l’obscurité. L’appel des gongs se fit strident. Des explosions lointaines résonnèrent, faisant trembler les lanternes accrochées aux murs.

— Comme Elena suivait Wennar dans le couloir, le plancher bascula brusquement sous ses pieds. Déséquilibrée, la jeune femme s’affaissa dans les bras du n’ain. Celui-ci la retint tandis que le sol continuait à s’incliner selon un angle de plus en plus aigu.

— Fort-Tempête tombe ! s’exclama-t-il, les yeux écarquillés par la peur.

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